Un scénario alternatif au projet de LGV Paris – Orléans – Clermont-Ferrand – Lyon
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par Éric Boisseau, formateur-consultant en mobilité durable, Benoît Demongeot, collaborateur des élus EELV Région Rhône-Alpes, et Jean-Charles Kohlhaas : conseiller régional Rhône-Alpes, coprésident de la commission Transports et territoires EELV

L’appétit des élus locaux pour les grands équipements n’est pas nouveau. À petite échelle, chaque commune a voulu sa salle des fêtes, puis sa médiathèque. Et que dire des zones d’activités, que chaque maire positionnerait bien sur son territoire, véritable « carrefour de l’Europe » !

En matière de transports, le goût pour l’infrastructure lourde se travestit volontiers derrière l’oripeau magique du « désenclavement ». On connaît la capacité de mobilisation de tel ou tel président de Conseil général pour « son » autoroute, de tel ou tel député-maire pour « sa » gare TGV connectée à Paris – avec quartier tertiaire supérieur, s’il vous plaît ! La surenchère des discours ferait sourire si les impacts environnementaux et le montant des investissements en jeu n’étaient pas aussi importants.

Les écologistes dénoncent depuis longtemps cette course aux rubans coupés, incarnation jusqu’à la caricature des effets pervers d’un système politique à la fois centralisé et balkanisé. Pendant longtemps, ils se sont sentis bien seuls. Seuls à défendre les espaces agricoles et naturels victimes de la boulimie bétonnière, seuls à défendre une politique de parcimonie des infrastructures, qui réponde aux besoins sociaux mais aussi aux enjeux de sobriété des consommations – énergies fossiles, sols, matériaux, etc. Aujourd’hui, ils trouvent un écho plus important, même si certaines critiques des grands projets ne reposent que sur un soi-disant « réalisme financier » à courte vue.

Cela étant, il est une catégorie d’infrastructures de transport pour lesquelles les écologistes sont plus partagés : les lignes ferroviaires à grande vitesse. Celles-ci sont gourmandes en espace et suscitent des effets de coupure importants. Mais force est de constater qu’en France elles ont suscité, au moins pour les premières, un report modal remarquable.

C’est en particulier le cas sur l’axe Lille – Paris – Lyon – Marseille, tout comme sur les liaisons entre Paris, le Centre Ouest et la façade Atlantique. Sur ces itinéraires, les LGV et le TGV ont montré leur aptitude à se substituer aux liaisons aériennes, et à freiner l’augmentation du trafic autoroutier, voire à le réduire.

Cependant, le système « 100% LGV » a aussi un inconvénient majeur : son coût ! Pour permettre une vitesse commerciale de 300, puis 320 et bientôt 350 km/h, les LGV nécessitent des investissements qui se chiffrent en milliards d’euros par ligne. Leur exploitation n’est pas moins onéreuse, car la très grande vitesse sollicite énormément l’infrastructure (voies, caténaires) en plus d’être gourmande en énergie.

Or, à défaut d’un potentiel d’usagers important, comme sur Paris – Lyon :

  • la très grande majorité de l’investissement initial doit faire l’objet de subventions, de l’ordre de 90% voire plus pour certains projets actuellement envisagés ;
  • une fois la ligne mise en service, les péages prélevés par RFF pour financer la partie autofinancée sont très élevés : ils pèsent alors lourdement sur l’équilibre financier de l’exploitation ;
  • pour atteindre son point d’équilibre et garantir le temps de parcours de bout à bout, l’exploitant (la SNCF) ne peut offrir la fréquence de desserte attendue par les territoires ;
  • le prix des billets est très élevé ;
  • les usagers en quête de « petits prix » se mettent à envisager d’autres itinéraires ou d’autres modes, quitte à rallonger leur temps de parcours.

Au final, l’objectif du temps de parcours peut être fièrement arboré par quelques élus, qui oublient d’ailleurs généralement de compter le trajet jusqu’à la gare ex-urbanisée qu’ils promeuvent (« À seulement 2 h15 de Paris ! »). L’objectif du niveau de service, lui, passe à la trappe, le report modal et le climat avec lui.

Des projets de ce type, le schéma national des infrastructures de transport (SNIT) en regorge. Car en plus de lister une série de projets (non ferroviaires) en totale contradiction avec les lois et les engagements internationaux de la France (loi POPE[1], lois Grenelle…), le SNIT compile sans s’embarrasser les LGV, pour la modique somme de 107 milliards d’euros durant les 25 prochaines années ! 107 milliards, qui viennent s’ajouter aux indispensables dépenses de régénération / modernisation du réseau existant (67 milliards) !

En dire plus sur le SNIT reviendrait à tirer sur une ambulance. Il faut par contre bien en revenir à notre constat initial : si la plupart des acteurs politiques s’accordent à dire que la part réalisable de ce schéma est très faible, ils sont tout aussi nombreux à réclamer encore et toujours « leur » LGV, la desserte de leur territoire étant de toute évidence prioritaire…

Comment sortir de cet aveuglement du « à chacun sa LGV » ? Comment concevoir autrement une offre ferroviaire performante pour le Cœur de France ? Comment résoudre la quadrature du cercle que constituent les exigences d’accessibilité des territoires, de niveau de desserte, de prix des billets et de « dé-saturation » des LGV existantes ?

À la demande des élus écologistes des régions du « Cœur de France », le consultant Éric Boisseau a exploré un scénario qui esquisse une réponse prometteuse. En s’attaquant de front aux faiblesses du modèle 100% LGV, ce scénario propose une offre globale de mobilité par les transports publics. Dans cette optique, il conditionne délibérément les choix d’infrastructures à un objectif de niveau de service et de multifonctionnalité, tout en veillant à une optimisation de l’emploi des deniers publics.

Le cahier des charges de ce scénario comportait six attentes explicitement formulées :

  • une desserte suffisamment « fine » des territoires du périmètre « Cœur de France », permettant de les aménager plutôt que de les « déménager » ;
  • une fréquence et une amplitude de desserte la plus importante possible ;
  • des temps de parcours attractifs par rapport à la voiture et à l’avion ;
  • un niveau de confort, de services annexes et de prix des billets permettant également de favoriser les arbitrages en faveur du train ;
  • une consommation d’espace (agricole + naturel) et d’énergie limitée ;
  • un taux de couverture des investissements plus favorable que celui du scénario RFF.

Le lecteur jugera de la crédibilité du scénario obtenu à l’aune de ces attentes initiales. Pour notre part, nous sommes convaincus qu’il offre une perspective d’avenir désirable aux régions du Cœur de France. Au-delà, c’est un nouveau concept de train que ce scénario esquisse, et qui pourrait compléter la gamme des services ferroviaires en France : le train à haut niveau de service (ou THNS).

Ce concept de train peut permettre de sortir de l’ornière dans laquelle la très grande vitesse s’est enfoncée ces dernières années. Car il n’est aujourd’hui plus possible, pour desservir quelques grandes métropoles entre elles, de repousser aux calendes grecques la modernisation du réseau existant. L’heure est à un aménagement plus équilibré du territoire, à une offre ferroviaire certes moins rapide, mais moins coûteuse et surtout plus efficace, car au service du plus grand nombre.

 

Le projet de ligne à grande vitesse Paris – Orléans – Clermont-Ferrand – Lyon, ci-après dénommé POCL, est promu au service de deux objectifs principaux :

  • d’une part, anticiper la saturation progressive des lignes à grande vitesse (LGV) existantes Paris – Lyon et Paris – Tours / Le Mans[2] ;
  • d’autre part, faire bénéficier les principales villes du « Cœur de France » d’une desserte voyageurs aux temps de parcours sensiblement réduits, principalement vers et depuis Paris (Paris – Limoges, Paris – Montluçon, Paris – Nevers – Clermont-Ferrand, Paris – Roanne – Saint-Étienne, Clermont-Ferrand – Lyon…).

Pour le grand public, les promoteurs résument leurs intentions d’un message simple : avec POCL, les habitants du centre de la France se verront (enfin) offrir l’accès au TGV.

À y regarder de près, la desserte promise est pourtant loin d’être à la hauteur du coût astronomique du projet, estimé entre 13 et 15 milliards d’euros. Dans son format actuel, bien des villes du « Cœur de France » ne verront que passer les trains. Des trains qui relieront à nouveau, avant tout, Paris et Lyon à très grande vitesse. De plus, dans le meilleur des cas, la LGV POCL n’émergera pas avant 2025-2030, si elle est confirmée. D’ici là, les tronçons les plus chargés des LGV existantes (145 km sur Paris – Lyon entre Moisenay et Pasilly, 115 km sur Paris – Tours / Le Mans entre Massy et Courtalain) devraient être encore plus intensément utilisés, et de ce fait exposés à un nombre croissant de retards et autres dysfonctionnements. Vu le nombre de trains dépendants de ces tronçons, la fiabilité du réseau ferré national dans sa quasi-totalité est en jeu.

Or, un scénario à la fois plus ambitieux et moins coûteux existe. C’est l’hypothèse défendue dans le présent document.

Il est en effet possible d’améliorer très significativement la desserte du « Cœur de France » en améliorant les lignes existantes, en complétant leur maillage par des sections nouvelles à grande vitesse et, du coup, de faire « coup triple » :

  • développer fortement la desserte voyageurs et l’accessibilité des régions Auvergne (Clermont-Ferrand, Montluçon, Moulins, Vichy…), Bourgogne (Nevers), Centre (Bourges, Orléans, Tours, Vierzon…), Limousin (Limoges, Guéret…) et Rhône-Alpes (Roanne, Saint-Étienne), au départ/depuis Paris ou Lyon mais aussi à l’intérieur de ce vaste périmètre, pour les liaisons TER comme Intercités ;
  • améliorer enfin les liaisons Est – Ouest (Lyon – Tours – Nantes / Rennes, Lyon – Bordeaux, Lyon – Poitiers…), en offrant des temps de parcours similaires à ceux des TGV « inter-secteurs » passant par Paris ;
  • libérer des capacités sur les deux troncs communs, en réduisant le nombre des TGV « inter-secteurs » et en offrant une nouvelle liaison Paris – Lyon performante, plus « lente » que la LGV historique (2h30 / 2h40) mais plus attractive sur le plan tarifaire.

Une étude attentive de la géométrie des lignes considérées montre en effet, par exemple, que près de 70 % du linéaire Roanne – Nantes via Moulins et Vierzon pourrait voir sa vitesse relevée jusqu’à 220 km/h, ce après modernisation globale de la ligne.

Pour Lyon – Roanne, une réduction significative du trajet ne peut être obtenue qu’au moyen d’une ligne nouvelle à haute vitesse (220-250 km/h) entre Lozanne, à 20 km à l’Est de Lyon, et Roanne. Cette nouvelle section, d’une longueur de 60 kilomètres seulement, permettrait d’obtenir un gain de temps de l’ordre de 35 minutes, soit un ratio deux fois meilleur que celui de la ligne nouvelle Montpellier – Perpignan (LNMP).

En termes de coût par minute gagnée, la section nouvelle Lyon – Roanne offrirait un excellent rapport, de l’ordre de 50 M€ la minute contre 100 à 200 M€ pour la plupart des lignes nouvelles à grande vitesse actuellement inscrites au schéma national des infrastructures de transport (SNIT).

Sur l’ensemble de la transversale Lyon – Nantes, la section de ligne nouvelle et la modernisation des voies existantes au-delà de Roanne permettraient d’obtenir un temps de parcours se rapprochant de 4h30, avec 7 arrêts intermédiaires. Le projet permettrait donc d’égaler le temps de trajet actuel des TGV passant par Massy, pour un coût bien plus modique que la LGV POCL (3 milliards d’euros environ, comprenant la construction d’une ligne nouvelle Lozanne – Roanne et la modernisation complémentaire de Roanne – Angers).

Sur les autres lignes du périmètre, notre scénario défend une méthode similaire :

  • aménagement des sections « optimisables » du réseau existant ;
  • réouverture de lignes permettant des gains de temps ou une amélioration significative de l’accessibilité des territoires (exemple : Gien – Orléans, Orléans – Patay – Courtalain, La Ferté-Hauterive – Gannat) ;
  • construction de nouvelles sections de lignes à haute vitesse (220-250 km/h) lorsque la capacité du réseau existant est insuffisante (exemple de l’accès à Paris) ou lorsque l’amélioration sur place est impossible.

Cela étant dit, la modernisation de la transversale Lyon – Nantes comme celles d’autres lignes du « Cœur de France » ne passe pas que par l’infrastructure. Elle doit nécessairement être combinée à l’introduction d’un nouveau matériel roulant, apte à valoriser voire amplifier les potentiels de vitesse offerts sur les itinéraires concernés.

Ce nouveau matériel roulant consisterait en des rames automotrices à forte capacité d’accélération / décélération, dotées d’un système de pendulation active ou passive (inclinaison dans les courbes) et aptes à circuler jusqu’à 249 km/h (seuil des normes européennes « spécifications techniques d’interopérabilité », au-delà duquel les exigences et le coût des équipements deviennent bien plus élevés). Afin d’être aussi attractives que les TGV malgré leur moindre vitesse de pointe, ces rames devront de plus disposer d’accès facilitant les montées / descentes en gare, gros point faible des rames « Corail » existantes, et d’un niveau de confort intérieur élevé (espace de restauration, connexion wi-fi, espaces de réunion, espaces ludiques…).

Un tel matériel ne relève pas de la science-fiction. Ses caractéristiques sont déjà approchées par certains constructeurs : ainsi Alstom et ses rames « ETR 610 » à pendulation, Stadler Rail et ses rames « Kiss », Bombardier et son modèle « Twindexx » à accélération / décélération rapide. Son principe d’exploitation est déjà largement mis en œuvre par des compagnies étrangères  tels que les CFF (Suisse), Die Bahn (Allemagne) ou Westbahn (Autriche).

Le scénario ici défendu est donc étroitement lié à la problématique du renouvellement des rames Corail, qui doit théoriquement intervenir à partir de 2015. Avec ce renouvellement, la France dispose d’une opportunité historique : créer, pour les 40 prochaines années, un nouveau concept de train moyenne – longue distance, intermédiaire entre le TER et le TGV. Le « train à haut niveau de service » dont nous esquissons les contours permet de conjuguer vitesse, finesse de la desserte et accessibilité, dans tous les sens du terme (accessibilité de la majorité des territoires par le train, accessibilité de la majorité de la population aux services ferroviaires).

Le scénario suivant n’est donc pas un empilement de projets d’infrastructures, pas plus qu’une rêverie sur le train idéal à bord duquel nous aimerions voyager. La modestie relative des investissements consentis au regard du coût d’un projet « 100% LGV » permettrait de maintenir le prix des futurs sillons à des montants raisonnables (moins de 10€ le km aux conditions économiques de 2012, contre 20 voire 25€ sur les LGV programmées), garantie d’une tarification attractive pour les futurs usagers. Le futur réseau « Cœur de France » ménagerait en outre d’importantes capacités pour le fret.

En somme, le scénario défend un modèle économique global, soucieux d’un usage parcimonieux des ressources financières publiques comme des ressources naturelles, soucieux d’une attractivité renouvelée du mode ferroviaire et des objectifs impérieux de toute politique de transport : un aménagement du territoire équilibré, un report modal maximal.